Mystères Celtes
Les Celtes, partis vraisemblablement de l’Europe centrale, entre la mer du Nord et les Alpes, se sont répandus dans trois directions, au cours des siècles qui précédèrent l’ère chrétienne. Au Sud, après avoir pris Rome, en 390 avant J.-C., ils pillèrent le sanctuaire de Delphes, en 278 avant J.-C. A l’Ouest, ils envahirent la Gaule, l’Espagne, la Grande-Bretagne et l’Irlande ; à l’Est, le bassin danubien, et ils fondèrent au-delà de la mer Noire, sur la côte d’Asie Mineure, trois tétrarchies galates ayant pour centre la ville d’Ankara. Pourtant ces vastes conquêtes ne formèrent jamais un empire. Les tribus celtique ne s’arrêtaient que lorsqu’elle étaient contenues par des forces armées plus puissantes. Elles semblent avoir été composées de guerriers nomades, jaloux de leurs particularités tribales, incapables de s’entendre et de s’unir entre eux ; déchirés par des rivalités de personnes et de clans.
La religion celtique contient des éléments d’origines très diverses. Des figurines d’Isis ont été retrouvées sur toute l’étendue de la Gaule ; Sérapis, Osiris, Anubis, Mithra ont été honorés par les Celtes ou, du moins, par des populations mêlées aux tribus celtiques. Par ailleurs, on sait que celles-ci attachaient une valeur particulière aux symboles du ternaire. Dans le Nord-Est de la Gaule, on honorait comme dieu des routes et des voyageurs une divinité tricéphale ; d’autre part, l’extension en Irlande comme dans le pays de Galles du procédé d’exposition des événements et des précepts par “ triades ” a été souvent signalée bien qu’elle ne soit pas absolument originale ni particulière aux Celtes, comme l’a remarqué Usenek. Enfin, nous sommes d’autant plus mal informés des mystères celtiques que nous n’avons retrouvé aucun document original à leur sujet ; les Gaulois n’écrivaient point. Selon César, les druides donnaient, durant vingt ans, à leurs élèves un enseignement oral qu’ils confiaient à la seule mémoire de leurs disciples. Ce que nous savons des druides par les écrivains grecs et latins est suspect d’avoir été déformé volontairement pour des raisons diverses, en particulier par les auteurs chrétiens. L’épigraphie est une source plus certaine, mais elle pose aussi de nombreux problèmes, souvent insolubles. C’est, par exemple, le cas du fameux chaudron de Gundestrup, le plus curieux monument de l’art celtique, trouvé au Jutland. L. Spoestedt a essayé de déchiffrer les collections de monnaies gauloises en faisant appel aux légendes irlandaises. On connaît aussi l’importante contribution apportée à ces recherches par les travaux de M. Lancelot Lengyel. La conclusion la plus juste que l’on puisse tirer de ces tentatives diverses nous semble avoir été formulée par André Breton : “ L’important, aujourd’hui, est de vérifier et de comprendre qu’à ce qui était UN, celui de transgresser le monde du visible pour lui arracher ce qu’il cache sous ses apparences, deux régions telles que l’Ouest et l’Est de la Gaule ont fourni des solutions au plus haut point convergentes bien qu’extérieurement on ne peut plus dissemblables. ”
Les textes irlandais du Moyen Age, tous postérieurs à l’évangélisation de l’ïle, étalent sans la moindre réserve le vieux paganisme celtique, et les saints y sont présentés comme des magiciens qui rivalisent avec les druides. Cette littérature, la plus originale de toute l’Europe occidentale à cette époque, présente encore des reflets légendaires archaïques. Mais nous ignorons s’il s’agit là d’une inspiration proprement celtique ou bien d’un mélange de celle-ci et de traditions locales irlandaises antérieures à la conquête de l’île par les Celtes.
Dans ces conditions, on comprendra que notre inventaire des mystères celtiques soit hypothétique et sujet à de sérieuses réserves critiques. Toutefois, nous accordons quelque importance aux trois grands dieux signalés par Lucair dans la “ Pharsale ” et qui auraient été : “ ESUS ”, “ TEUTATES ” et “ TARANIS ”. ESUS semble dérivé de l’iranien “ AHU ”, “ Maître, génie ”, dont dérivent “ AHURA ” et le sanskrit : “ ASURA ” désignant des divinités. Tel est du moins son étymologie scientifique probable. Mais nous savons par d’autres sources, celles de l’hermétisme notamment, que le mot lui-même désigne le “ FEU - EAU ”, “ ES-U ”, c’est-à-dire l’union des deux natures. C’est pourquoi les mystères d’ESUS peuvent être assimilés, comme le signale, d’ailleurs, une glose du texte de Lucain, aux mystères de Mars et de Mercure, l’un et l’autre étant conjoints dans le même culte d’un dieu des métallurges. Quant à TEUTATES, il était, selon le témoignage des druidesses de l’île de Sein interrogées par Michel de Nobletz, le “ dieu-père ”, c’est-à-dire, selon toute vraisemblance, Saturne, car les mystères de Teutatès comportaient des sacrifices humains analogues à ceux que pratiquaient les Phéniciens et les Carthaginois. Enfin TARANIS était un dieu du tonnerre, maître des combats, dont les foudres évoquent naturellement celle du Zeus-Jupiter romain. Le tonnerre, en irlandais, est nommé “ TORANN ” et “ TARAN ”, en gallois. Nous ne pensons pas, d’ailleurs, qu’il s’agissait là d’une triade, car le nom de “ TEUTATES ” s’applique, d’une façon générale, au “ dieu-père ” d’une “ tribu ” (“ teuta ”).
L’organisation du sacerdoce druidique est mieux connue que le panthéon celtique. Il est vraisemblable de lui attribuer une origine indo-européenne analogue à celle des brahmanes de l’Inde, des mages de l’Iran et des flamines de Rome. Le nom de “ druide ” aurait été formé à partir d’un nom indo-européen composé de “ dru ”, le “ chêne ”, et de la racine “ veid ”, “ savoir ”. Les druides présidaient aux sacrifices, interprétaient les mystères de la religion, réglaient les litiges publics et privés, instruisaient la jeunesse. Dion Chrysostome assure qu’ils dominaient toute la société celtique. “ Sans eux, dit-il, les rois ne pouvaient ni agir ni décider, au point qu’en vérité c’est eux qui commandaient, les rois n’étant que leurs serviteurs et les ministres de leurs volontés. ”
Nous n’entrerons pas dans les détails de la description du druidisme. Nous remarquerons seulement que les prêtres et les prêtresses des anciens cultes celtiques ont été confondus semble-t-il, pendant des siècles, avec les sorciers et les sorcières, les enchanteurs et les fées, dont les exploits ont été décrits par les contes et les légendes locales. Les réunions secrètes du “ sabbat ”, les rites bizarres des anciens grimoires, les formules étranges des cérémonies magiques correspondaient sans doute à des survivances obstinées du paganisme gaulois et, à ce titre, elles méritent de retenir l’attention des historiens des religions.
Mystères du Forgeron
Le forgeron est un héros civilisateur, chargé de parfaire la création, d’organiser le monde et de révéler aux hommes les secrets de la culture. La maîtrise du feu s’affirme universellement comme l’expérience fondamentale de l’incorporation d’une force non humaine, d’une énergie sacrée. Le pouvoir de transmutation que possède toute flamme, visible ou invisible, élémentaire ou subtile, a été ressenti, dès le stade archaïque des diverses cultures, comme l’argent de toutes les purifications possibles, matérielles et spirituelles. L’être que consument les théophanies ignées ou l’ardeur des passions de l’âme devient nécessairement différent de ceux qui n’ont pas subi les effets de cette mystérieuse combustion. Tout ayant été dévoré en lui, rien d’igné ne peut plus l’atteindre, car il participe alors de la nature même du feu. Le forgeron, par les conditions mêmes de son travail et de son rôle social, commet toutefois la transgression primordiale : il ouvre le ventre de la terre maternelle ; il arrache de son sein les minéraux et les métaux qui vivent en elle et grâce auxquels la lumière universelle se propage jusqu’aux abîmes ; il interrompt la circulation de cet immense corps rayonnant et vibrant dont il détourne les plus précieuses productions du rythme et du cours naturels auxquels elles obéissent ; il intervient dans les opérations du temps, générateur des formes ; il insère ainsi dans le processus macrocosmique un facteur microcosmique de perturbation dont la puissance matérielle tend à s’accroître sans cesse au cours des âges ; il apparaît ainsi comme le premier auteur des métamorphoses artificielles des choses et des êtres, comme l’ancêtre des artisans et des guerriers de la tribu, de ceux qui détiennent les secrets de la vie quotidienne, mais aussi des puissances de la mort.
De même que les substances minérales et métalliques sous l’action du feu passent à un autre mode d’existence en recevant une forme nouvelle, de même les individus soumis aux épreuves de l’initiation souffrent, meurent et renaissent. Dans ces conditions, le forgeron mythique est aussi le fondateur des rites magiques grâce auxquels l’être humain est saisi par les forces occultes du non-humain, qu’il s’agisse de celles qui tendent à le détruire ou de celles qui conspirent à le conserver.
Un homme au-dessus de la tribu
Cette ambivalence du rôle du forgeron dans les sociétés primitives a été constatée par tous les observateurs. Tantôt vénéré, tantôt exécré, le métallurge est tenu, le plus souvent, à l’écart des autres artisans de la tribu. En effet, celui qui purifie par le feu visible est chargé, invisiblement, des impuretés qu’il détruit. Son contact même est redoutable en raison du fait qu’il a pour fonction de déplacer des forces dans la mesure où il opère le changement des formes.
Ce rôle du forgeron est assez significatif dans les rites dognons du sacrifice, tels que les décrit Marcel Griaule : “ Le jour venu, après les cérémonies ouvrant la périodes des semailles, une chèvre est égorgée sur l’autel : - Un forgeron est là, dit Ogotemmêli, avec son enclume. Il est placé devant celui qui va manger le foie.
“ Qui va manger le Foi ?
“ Le plus vieux des hommes impurs.
“ Les impurs sont les hommes relevés de la plupart des interdits et notamment de ceux qui concernent la mort. Chaque famille compte plusieurs qui sont désignés par la divination. Eux seuls sont habilités à manipuler sans danger les forces émanants des morts.
“ Pourquoi un impur ?
“ Parce que le sacrifice a lieu sur une terre de tombe. Et aussi parce que l’impur est aujourd’hui, comme fut le lébé (l’ancêtre), ni mort ni vivant.
“ De ce fait, l’impur était le plus apte à recevoir temporairement la force qui allait monter de la victime en lui, par déglutition du foie.
“ - Dès l’égorgement, enchaînait l’aveugle, le forgeron frappe le sol de son enclume. Il ne s’arrête que lorsque tout est consommé. En frappant il aide aux déplacements des forces. ”
L’alliance avec le serpent
On peut comprendre ces rites si l’on tient compte du fait que l’impur est vidé de sa propre vie pour se remplir de celle de l’ancêtre. En mangeant le foie, l’initié absorbe la force primordiale à laquelle correspond la parole première. Mais ce déplacement des puissances ne peut être opéré que par les rythmes secrets grâce auxquels le forgeron fait monter la puissance tellurique jusqu’à la victime offerte. Or, dans cette situation, le forgeron imite l’ancêtre ou, plutôt, il évoque sa présence permanente à ses côtés. Les Dogons admettent que “ le Nommo-Ancêtre-Septième ” est à l’oeuvre dans toute forge. “ Tout forgeron lorsqu’il travaille est comme assis sur la tête du serpent. ”
Ces correspondances symboliques entre le culte de l’ancêtre, la fonction du forgeron et le serpent indiquent l’existence de rites magico-funéraires, de nature chthonienne, qui ont pour fonction de transmettre aux vivants les puissances de fécondité issues du monde souterrain des morts. Dans les tombes de la VI ième dynastie égyptienne, ont été figurés sur les peintures pariétales des serpents sans tête ; les cryptes de Thèbes, qui, commençant sur la rive occidentale du Nil, s’étendaient dans la direction du désert de Libye, étaient connues sous le nom de Passages du serpent. Là s’accomplissaient les rites des mystères sacrés.
Le nom de serpent a été donné, à toutes les époques et en des aires culturelles très diverses, aux initiés eux-mêmes, qui recevaient le double pouvoir de faire monter ou descendre la force magique universelle. C’est pourquoi, dans les sociétés traditionnelles anciennes, le roi divinisé, qui avait reçu son pouvoir sacré par une transmission directe du démiurge ou de l’ancêtre, appartenait, comme l’attestent des textes abyssins archaïques donnant la liste des pharaons, à la progéniture du serpent.
Au Dahomey, une peinture primitive montre une procession dans laquelle le roi, accompagné de ses femmes, apporte des présents au dieu-serpent. Les prêtresses de cette divinité animale étaient des jeunes filles mariées à cette idole ; elles portaient comme signes de leur initiation aux mystères des tatouages indélébiles, de couleur indigo.
Dans les civilisations de l’Amérique centrale, se retrouve partout le culte archaïque du serpent. On admet généralement que ces croyances magico-religieuses ont été introduites dans cette région du monde par la voie du Pacifique ; au Guatemala, le dieu des Cakchèques étaient “ le serpent de fertilité de la demeure des chauves-souris ; on lui attribuait le pouvoir de rendre invisibles les êtres vivants. L’une des transformations légendaires attribuées au chef des Quichés, Cucumatz, était celle qui l’avait changé en serpent.
En Océanie, on peut constater que des sacrifices humains ont été pratiqués aux îles Figji, où le dieu Degei, l’une des principales divinités locales, était décrit comme entouré de serpents, ou bien sous la forme d’un serpent dans la grotte de Navata, près de la côte de Viti Levu. Quelques traditions lui attribuent la tête du serpent ; le reste du corps du dieu était en pierre, symbole de sa nature immuable et éternelle.
Ces quelques exemples, choisis entre bien d’autres suffisent à montrer l’universalité des croyances et des rites associés au symbole du serpent dans ses rapports avec des cultes chthoniens de fertilité ou de fécondité le plus souvent associés aux puissances telluriques des ancêtres ou des morts. Il reste à se demander si la liaison constante que l’on observe entre le thème du serpent et le processus de l’initiation ne peut pas apporter quelque lumière sur l’origine des sociétés secrètes primitives.
Partout la chaine d’or des disciples d’Hermès
Celle-ci, comme nous l’avons indiqué précédemment, n’ont pas une utilité sociale immédiate ; elles semblent emprunter de leurs structures aux lois d’un autre monde que celui de l’économie et des techniques matérielles collectives. L’ordre magico-religieux auquel elles appartiennent se constitue à partir de réalités intermédiaires entre la nature visible et les puissances invisibles des êtres et des choses.
On retrouve le concept fondamental de l’interaction universelle des créatures selon une hiérarchie des forces qui les animent dans toutes les traditions magico-religieuses primitives ainsi qu’en des systèmes philosophiques élaborés et plus récents, comme ceux de l’émanation des puissances divines ou comme ceux de la théorie des correspondances, exprimée, par exemple, dans l’hermétisme, par l’image de la chaîne d’or, “ catena auri ”, grâce à laquelle les choses et les êtres sont intimement reliés entre eux par une corrélation lumineuse et constante entre les mondes supérieurs et les mondes inférieurs, entre l’invisible et le visible, entre les réalités élémentaires et les modalités subtiles du cosmos.
L’expression banale : “ Tout est dans tout ” ne rend pas compte de ces théories anciennes, car il faut ajouter que tout n’est pas n’importe comment dans tout, mais selon un ordre, une forme et un nombre parfaitement définis sur le plan de l’analogie des sctructures entre elles et par rapport aux principes cosmologiques dont celles-ci dépendent. La magie véritable représente donc l’expression positive et concrète d’un ensemble de théories abstraites élaborées à partir d’une conception archaïque d’un ordre universel et d’une énergétique générale aussi bien définis, à partir de leurs criètes logiques particuliers, que ceux de la science contemporaine.
Dans ces conditions, il apparaît avec assez d’évidence qu’il existe au moins deux conceptions cosmologiques fondamentales et non pas une seule : celle qui consiste à considérer l’ensemble de la nature comme un enchaînement de symboles et celle qui la représente comme une collection d’objets. La ligne de rupture qui sépare la magie archaïque de la science moderne est située sur le plan de l’herméneutique et de la logique. L’une est amplificatrice ; l’autre, réductrice par rapport à l’homme lui-même et à son rôle dans l’univers.
La magie est anthropomorphique dans son essence, mais non pas anthropocentrique comme on le suppose généralement. En effet, l’homme n’est pas le centre de l’univers dans les systèmes magico-religieux primitifs ; il occupe dans le monde la place qui est la sienne par rapport à la hiérarchie des forces et des formes ; s’il ne peut entrer en relation avec celles-ci qu’en fonction de l’analogie universelle qui relie la partie au tout et l’élément à l’ensemble, ce n’est pas en raison de sa nature privilégiée par rapport aux autres êtres, c’est qu’il ne dispose pas d’autre critère expérimental ni d’autre étalon de mesure que celui de sa propre situation initiale dans le monde. C’est en tant que rayon et non pas de foyer qu’il mesure magiquement les distances qui le séparent du centre ou bien de la circonférence du cercle d’existence où il est situé. Dans ces conditions, la hiérarchie primitive des forces a été conçue selon le rayonnement de l’énergie vitale dont le plus haut degré correspond à la puissance suprême : celle du créateur.
Des morts qui continuent a régner
Chez les Bantous, par exemple, la divinité donne d’abord l’existence, la subsistance et l’accroissement aux autres forces. Après elle, viennent les premiers ancêtres, les fondateurs des divers clans, les patriarches, qui ont reçu le pouvoir d’exercer sur toute leur descendance leur influence vitale. Ils ne sont pas considérés comme de simples trépassés ni comme des êtres humains ; ce sont des forces “ spiritualisées ”, des “ génies ” du clan ; ils appartiennent à une hiérarchie supérieure qui participe directement à la puissance divine.
Après eux viennent les défunts qui, suivant le degré de primogéniture, forment la lignée par les chaînons de laquelle les forces des générations disparues s’exercent sur les générations qui apparaissent. A leur tour, les êtres vivants ont une place définie dans la hiérarchie universelle, non pas selon un simple statut juridique, mais d’après leur puissance vitale. L’aîné d’un groupement “ renforce ” le vie de toutes les forces inférieures, animales, végétales ou minérale qui croissent, se reproduisent ou sont transformées au bénéfice des membres du clan.
Après la classe des forces humaines, viennent les divers degrés des puissances des règnes inférieurs, au sein desquels la place relative occupée par chaque être de ces groupes est analogue à celle des humains en ce qui concerne le principe de la subordination du plus faible au plus fort. Un groupement social et une espèce animale peuvent occuper des rangs vitaux parallèles ou divergents. Celui qui est le chef dans l’ordre humain “ prouve ” son rôle supérieur, par exemple en revêtant la peau d’un animal royal. On voit par ces exemples qu’il existe dans la pensée primitive des lois d’interaction des forces vitales entre elles selon des règles précises qui constituent l’essence même des rites magico-religieux. La connaissance de ces conceptions archaïques est indispensable à l’analyse du rôle du forgeron et du symbole du serpent dans leurs rapports avec la formation des sociétés secrètes.
De même qu’en Afrique, on constate que, dans la Grèce archaïque, certains groupes de personnages mythiques - Telchines, Cabires, Courètes, Dactyles - constituent à la fois des confréries secrètes, en relation avec les mystères, et des guides de travailleurs des métaux. Selon les diverses traditions, les Telchines furent les premiers à travailler le fer et le bronze, les Dactyles découvrirent la fusion du fer et les Courètes le travail du bronze : ils étaient en outre réputés pour leur danse particulière, qu’ils exécutaient en entrechoquant leurs armes. Les Cabires comme les Courètes sont nommé “ maîtres des fourneaux ”, “ puissants par le feu ”, et leur culte s’est répandu dans toute la Méditerranée orientale. Les Dactyles étaient des prêtres de Cybèle, divinité des montagnes, mais aussi des mines et des cavernes. Ils étaient répartis en deux groupes, vingt être masculins à droite, trente-deux êtres féminins, à gauche ; ces derniers étaient des enchanteurs dont les premiers détruisaient les maléfices. Cette division évoque des rites hiérogamiques et des joutes sacrées.
L’homme qui manie les minéraux et qui transforme les métaux exerce analogiquement la plus lointaine influence vitale possible puisqu’il opère sur la classe des êtres qui sont situés au degré le plus bas de la hiérarchie universelle. Ne pouvant agir qu’en raison de la correspondance de rang vital qui existe entre lui et le fer, par exemple, le forgeron est “ le père du fer ” comme il est nécessairement le “ fils du feu ”. D’une part, il reçoit en effet les forces de la flamme et de l’eau ; d’autre part, il les donne. Or, ces puissances provenant de l’ancêtre primordial, le forgeron ne peut exercer sa fonction qu’aux dépens des forces mêmes de la vie du clan. Ainsi son activité, qui est la plus utile pratiquement à la subsistance du groupement social - puisque toutes les techniques de la chasse, de l’agriculture et de l’artisanat dépendent des outils dont disposent les hommes -, est la plus néfaste magiquement à l’intégrité vitale de l’ensemble des générations humaines, animales et végétales. Dans ces conditions, il faut “ renforcer ” la vie de l’ancêtre et l’action des “ génies ” du clan par le sacrifice ou par le meurtre rituel qui “ ajoute ” à la puissance des morts ce qui “ diminue ” celle des vivants.
L’ambivalence de la fonction du forgeron provient donc d’une conception archaïque d’une énergétique magico-religieuse. Les crimes des “ hommes-panthères ” ne peuvent pas être considérés, dans leur principe, comme des assassinats vulgaires, de nature politique. Ce sont des actes sacrificiels inspirés par une logique entièrement différente de la nôtre et qui ne doivent pas être jugés selon les criètes de notre pensée religieuse et morale.
Les gardiens des clefs du visible et de l’invisible
De même, la société secrète primitive ne semble pas être née du besoin de faire régner l’ordre pratique le plus favorable, économiquement et techniquement, à la subsistance de tous les individus appartenant au clan ou à la tribu. C’est en fonction de l’ordre magique ou magico-religieux des relations des puissances vitales, visibles et invisibles, entre elles que s’est formée l’association d’une élite restreinte de chefs qui se croyaient responsables de l’énergie collective des générations, de sa conservation intégrale et de sa transmission rituelle à travers les âges. La société secrète archaïque est donc située entre la tête et la queue du serpent dont le cercle vivant ne se referme sur lui-même qu’en un point de jonction entre l’avant et l’arrière, entre l’avenir et le passé. De ce point, un rayon unique assure la liaison constante avec l’éternel présent au centre de la figure, avec le symbole de l’ancêtre, émanation primordiale de la divinité. Nous retrouverons dans les sociétés secrètes traditionnelles les plus diverses la présence permanente de cet ancêtre mythique, de ce premier fondateur des mystères ; souvent assimilé à l’astre du jour, il naît, il meurt et il ressuscite comme le soleil chaque jour et chaque matin. Source de la lumière spirituelle, intellectuelle, psychique et physique, l’éternité autour de laquelle s’accomplissent les révolutions du temps semble avoir été conçue par la pensée archaïque d’abord sous la forme d’un essentiel sacrifice divin que célèbrent et que commémorent les rites humains, au-delà des apparences de l’histoire des individus et des sociétés. Dans le sentiment religieux de l’homme primitif, les ancêtres et la postérité forment une unité traversée par un courant de puissance vitale qui ne doit jamais tarir. E. Lehmann a montré que la coutume de manger, après la mort du père de la tribu, le coeur ou le foie de l’ancêtre est un acte universellement répandu dans les civilisations les plus anciennes et qui a pour objet de conserver à la descendance la force des aïeux.
Le tombeau familial constitue ainsi la source de la force magique de la communauté archaïque qui rassemble autour d’un même foyer les vivants et les morts et qui se compose d’une partie manifeste et d’une partie latente. C’est entre ces deux mondes que sont nées au cours des âges toutes les associations secrètes qui ont eu pour fonction de garder les clefs des portes de l’invisible et les mystères de la présence d’une autre vie dans notre vie.
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